La mycologie nationale

… dans le paysage des gouvernances en matière de biodiversité et de gestion de l’environnement en France

(par Régis Courtecuisse)

Cette page vise à replacer les objectifs actuels de la SMF dans le contexte des actions et dynamiques en cours dans les politiques de gestion de la biodiversité et de l’environnement en France.
Il est en effet important de bien comprendre les enjeux de l’action entreprise, ses fondements et ses objectifs. Cette action répond à un besoin pressant, émanant des autorités de tutelle, à l’échelle de l’État et des différents niveaux administratifs.

1 – Les obligations communautaires de la France

En tant qu’État européen, la France est soumise à un certain nombre d’obligations découlant de directives et de conventions européennes. On connaît le caractère relativement contraignant de cette tutelle européenne, dans bien des domaines de notre vie quotidienne. Quoi qu’on en pense, cette situation est un fait auquel on ne peut échapper. En matière d’environnement et de biodiversité, la contrainte européenne exerce, nous semble-t-il, une force plutôt positive qui pousse les États à accélérer l’acquisition, la structuration de la connaissance et de l’information naturaliste. Notre communauté, tout en participant à cet effort, peut être bénéficiaire en raison d’une reconnaissance accrue de ses acquis et de son expertise.
Par exemple, la convention d’Aarhus (http://fr.wikipedia.org/wiki/Convention_d%27Aarhus), datant de 1998, vise à améliorer la mise à disposition de l’information environnementale et naturaliste auprès du grand public, afin de favoriser sa participation aux prises de décisions en matière d’environnement. C’est sous couvert de cette convention que la plupart des États européens mettent en place une véritable politique de structuration des bases de données naturalistes.
D’autres textes européens sont également connus des naturalistes, dans la mesure où ils ont une importance structurante pour les mesures de protection réglementaire ou d’autres aspects liés à la gestion des milieux naturels ou à la protection de l’environnement. Citons, à titre d’exemples :
la convention de Berne, qui a un impact considérable pour la protection des espèces inscrites sur ses annexes ;
la directive INSPIRE, qui établit de nouveaux objectifs en matière de couverture SIG.

2 – Les besoins nationaux dans le domaine naturaliste

Les quelques exemples ci-dessus permettent d’apercevoir quelques interactions entre les niveaux politiques et administratifs à l’échelle de l’Europe.
En conséquence, l’acquisition d’outils et de données structurées et coordonnées devient indispensable, afin de répondre à ces exigences. C’est ainsi que la France est actuellement en train de se doter d’un certain nombre de structures, dont les objectifs visent à atteindre un niveau opérationnel face à ces obligations communautaires.
Les mycologues impliqués, dans leurs régions respectives, au sein d’organismes ou de structures liées à la gestion de l’environnement (CSRPN, Conservatoires, etc.) savent bien que de telles démarches sont en cours. Mais on ne sait pas toujours l’ampleur de ces démarches, qui prennent actuellement un essor particulièrement actif et spectaculaire.
Les points essentiels de cette structuration, en ce qui nous concerne, portent sur la mise en place de bases de données nationales, sur la rédaction de référentiels (espèces, habitats, etc.), sur la préparation de listes rouges nationales (éventuellement aussi régionales).

3 – État des lieux concernant les connaissances sur la fonge nationale

En France, la mycologie est une science active et dynamique depuis des décennies (on pourrait presque écrire « depuis des siècles »). Les premiers descripteurs, bien antérieurs à l’ère friésienne, étaient en partie français – citons par exemple Bulliard, entre autres noms très importants de la fin du XVIIIe siècle). Notre niveau de connaissance, dans l’absolu, est donc considérable. Mais comment exploiter ce patrimoine, dans le contexte rappelé ci-dessus ?
En termes de structuration des connaissances, il reste beaucoup à faire pour satisfaire les exigences auxquelles il est fait allusion dans le chapitre précédent. En 1990, la Société mycologique de France a parrainé un programme que j’ai proposé à la communauté des mycologues français, intitulé « Inventaire et cartographie des Mycota français ». Les buts de ce programme sont rappelés en détail, ainsi que l’état des lieux, sur une page spécifique (sur ce site) ; d’une manière générale, il était question de dresser un état des lieux aussi complet que possible concernant la diversité fongique française (territoires métropolitain et ultramarin), avec une finalité orientée vers le domaine conservatoire (établissement de listes rouges basées sur des arguments aussi objectifs que possible et obtention possible de mesures de protection réglementaire).
Depuis près de 25 ans, de très nombreux mycologues, appartenant à un très grand nombre d’associations et sociétés mycologiques, ont apporté leurs contributions à ce programme, sous forme d’envoi de données. Les transmissions d’informations ont été effectuées sous des formats très variés, en l’absence d’une norme unique (état de fait dont je revendique évidemment la totale responsabilité). Il est manifeste que l’ampleur des enjeux n’était pas clairement perçue, au moment du lancement de ce programme, même s’il se trouve qu’il fut involontairement « visionnaire » et qu’il est de nature à répondre aux attentes institutionnelles actuelles. Peu à peu, les buts à atteindre sont apparus de manière plus lisible et les moyens à mettre en œuvre plus concrets.
Beaucoup d’impatience (tout à fait légitime) se fait jour, depuis plusieurs années, devant les retards à restituer l’information accumulée, sous une forme exploitable, dans les départements et les régions ayant fourni des données. J’en revendique, là encore, les inconvénients (mais la tâche était immense…).
Aujourd’hui, grâce aux nombreux contacts que j’ai noués à l’échelon national avec les autorités, instances et pouvoirs publics en charge de l’environnement, par le biais de la SMF, nous (mycologues français de tous horizons) pouvons apporter des éléments pour que l’ensemble de notre communauté soit en mesure de répondre à l’attente nationale en matière de biodiversité, en l’occurrence fongique.
Cette démarche, présentée ici par le biais du site de la SMF (et dont j’ai eu maintes fois l’occasion de parler, dans bien des lieux et à bien des occasions), n’a aucun objectif hégémonique ; chaque structure régionale ou locale a évidemment un rôle crucial à jouer, dans ces axes d’activité, à l’échelle qui est la sienne. Cette démarche vise à fournir les outils pour rassembler les innombrables pierres déjà disponibles de l’édifice, actuellement archivées dans un total désordre et une pure anarchie formelle (ce qui est issu du simple fait que ces « pierres » élémentaires ont été façonnées au fil des décennies sans objectif défini, ni structure concertée univoque). Je veux espérer que chacun saura comprendre l’intérêt de cette proposition et qu’il sera possible de recueillir l’adhésion du plus grand nombre à ce projet, au-delà des intérêts partisans et des griefs historiques (dénués de tout fondement contemporain) qui, hélas, divisent encore (et affaiblissent) notre communauté mycologique nationale.

4 – Points essentiels du chantier de structuration de la communauté mycologique nationale

Le « chantier » de structuration de l’action mycologique nationale, en accord avec ce qui précède, se décline sur les points suivants :

a – Affichage univoque d’une volonté commune face aux obligations communautaires de l’État et des structures soumises à leurs conséquences, aux différents échelons géographiques, en particulier au niveau national.
De ce point de vue, j’ai effectué un travail préparatoire, depuis plusieurs années, en approchant des responsables de différents organismes et structures administratives, pour les sensibiliser au rôle des champignons et à l’importance de la mycologie dans la « Biologie de la conservation ». Entrepris au nom de la communauté mycologique nationale, ce travail porte ses fruits et notre discipline est actuellement de plus en plus prise en compte à ces niveaux décisionnels.

b – Mise en place d’une base de données mycologiques nationale, répondant à tous les paramètres formels et à tous les objectifs fixés par le MEDDE, le MNHN (en particulier le SINP) à l’échelon national, en tenant compte des déclinaisons régionales (en particulier au travers des DIREN et des CSRPN).
La mise en place de l’architecture d’une base de données naturaliste, compatible avec les exigences nationales, ne peut se faire sans prendre en compte de nombreux paramètres et de nombreuses caractéristiques techniques et thématiques. J’ai participé à de nombreuses réunions, tant au niveau national que régional (région Nord – Pas-de-Calais, où j’interviens en tant que membre du RAIN – Réseau des acteurs de l’information naturaliste – et comme représentant du « pôle Fonge » auprès de la DIREN), visant à formater un outil de saisie et de consultation. Les moyens financiers et humains étant assez limités, dans l’état actuel de la structuration de notre communauté, le développement d’un outil préliminaire – proposé ici sur le site SMF – a été rendu possible par un financement du MEDDE (et par une collaboration avec la Société mycologique du Nord de la France, financée dans sa région de compétence), ayant permis de rétribuer le travail de différents stagiaires en informatique sous la direction de Mme Béatrice Boury (CRI – université de Lille-2). Cet outil, sans être encore parfait – et étant donc amené à évoluer et à s’améliorer, répond a minima aux exigences nationales en matière de bases de données naturalistes. Il est fortement souhaitable que les mycologues y intègrent désormais leurs données – toutes les garanties ont été prises, afin de limiter l’usage abusif des informations (voir charte RAIN et dispositions prises par le SINP). Des négociations doivent également se mettre en place avec les associations ou personnes disposant de bases de données mycologiques, afin d’envisager les moyens de valoriser ces dernières dans le cadre de la base de données nationale projetée, par la mise en place de passerelles informatiques.

c – Achèvement d’un référentiel mycologique national, afin que tous les usagers de la mycologie (mycologues, gestionnaires, grand public, etc.) aient à leur disposition des noms harmonisés, dans le cadre d’un consensus national conforme aux avancées de notre discipline en matière de taxinomie, de systématique (en particulier de la phylogénie moléculaire) et de nomenclature.
La mise en place d’un référentiel est un travail méticuleux de très grande envergure. Il consiste schématiquement en différentes étapes, dont les principales sont 1 – établissement d’une liste aussi exhaustive que possible des taxons présents sur le territoire considéré, 2 – établissement d’une liste aussi exhaustive que possible des noms (binômes spécifiques ou trinômes infraspécifiques avec leurs auteurs correctement formulés) cités dans la littérature concernant le territoire considéré et les taxons y ayant été recensés, 3 – établissement d’un consensus taxinomique national sur le statut de chaque nom (synonyme de quel autre taxon retenu et à quel niveau, espèce, variété, forme, par exemple), 4 – sélection d’un consensus national sur le système de classification retenu, intégrant les avancées récentes en matière de phylogénie moléculaire, dans la mesure où ces dernières sont à la fois suffisamment fondées, robustes et compréhensibles par la majorité des usagers des noms de champignons – dont tous ne sont pas mycologues (il faut aussi penser à la crédibilité de notre discipline sur la scène de la biologie de la conservation, dont certains acteurs ont besoin de stabilité nomenclaturale, tels les gestionnaires, les législateurs, etc.), 5 – vérifications nomenclaturales sur le statut et la formulation détaillée de l’ensemble des noms (synonymes et noms retenus), en conformité avec la dernière version de l’ICBN (Code international de nomenclature).
Ce travail a été réalisé pour les Basidiomycota (2008) et il se trouve affiché et accessible sur le site Internet de l’INPN (un lien est disponible sur le présent site SMF), structure en charge de la réalisation, de l’assemblage et de l’affichage officiel des référentiels taxinomiques nationaux. Il est en cours pour les Ascomycota, en collaboration avec les spécialistes français de ce groupe (les quelques noms d’Ascomycota affichés pour le moment sur le site de l’INPN n’ont donc pas été passés au crible de la procédure décrite ci-dessus et peuvent être utilisés à titre provisoire, en attendant leur remplacement ou leur validation au format référentiel).

d – Établissement d’une liste rouge nationale des champignons menacés, selon les critères et catégories de l’UICN. Ce projet doit concerner le territoire national (la métropole, dans un premier temps – l’outre-mer viendra ensuite), mais peut aussi se décliner et être encouragé à l’échelon des différentes régions.
Grâce à l’aide du MEDDE, un groupe de travail a été mis en place en janvier 2013. Il se compose de mycologues choisis en fonction 1 – de leur compétences dans certains groupes systématiques, 2 – de leur appartenance à des structures en charge de la protection ou de la gestion de l’environnement ou de leur motivation particulière sur les thématiques environnementales, 3 – de leur émargement au sein d’associations ou fédérations, 4 – de leur région d’origine ; ces critères de choix permettent d’obtenir un groupe aussi représentatif que possible de la communauté nationale. Ces personnes sont :
René Chalange (SMF) ; Gilles Corriol (CBNPMP) ; Régis Courtecuisse (coordonateur, SMF) ; Alain Favre (FMBDS) ; Jacques Guinberteau (ex-Aquitaine et Hautes-Alpes) ; Jean-Paul Maurice (SLM ; région Lorraine) ; Pierre-Arthur Moreau (SMF) ; Albert Péricouche (SMG ; région Centre) ; Franck Richard (CNRS, Montpellier) ; Bernard Rivoire (Aphyllophiles) ; Yann Sellier (RNF ; région Poitou-Charentes) ; Daniel Sugny (FME ; région Franche-comté) ; Hubert Voiry (ONF).
La réunion fondatrice du groupe de travail s’est déroulée en présence d’Aurore Cavrois et de Florian Kirchner (UICN-France). Les travaux ont commencé dans un climat constructif et, en raison de l’intérêt des discussions menées à l’échelon national pour d’éventuelles entreprises régionales, le compte-rendu de cette réunion est accessible ici.

Conclusion

J’espère avoir su montrer la nécessité vitale de la démarche entreprise et apporter des éléments pour convaincre chaque mycologue français de participer à ce travail collectif, qui est la continuation de ce qui a été entrepris il y a plus de 25 ans dans le cadre de l’inventaire national et qui permettra de récolter les fruits de toutes ces années d’effort.
Pour ma part, j’ai consacré 25 années de ma vie (environ 20 000 heures) à ce travail et il n’y a pas d’alternative à son achèvement, dans une synergie constructive. Mais je ne pourrai réussir seul cette dernière étape, encore très longue et importante quantitativement.
Je suis bien conscient de l’existence de nombreuses initiatives, certaines très avancées, dont la configuration répond au moins en partie aux objectifs ici présentés, particulièrement en ce qui concerne les bases de données (et qui pourront donc se sentir « concurrencées »). Il faut maintenant travailler de concert pour que rien n’ait été fait inutilement mais, au contraire, pour que chacune de ces « briques élémentaires » trouve sa place dans la base de données mycologiques nationale indispensable pour répondre aux attentes de l’État. Des efforts particuliers devront être faits pour établir les passerelles entre ces briques élémentaires et les intégrer au « pot commun » ; des efforts seront également consacrés à rendre utilisable cette base nationale dans les différentes régions, par extraction des données par tris adaptés. Ainsi, au-delà des bénéfices nouveaux que l’on peut en attendre collectivement, cette base nationale (et l’ensemble des autres points développés ci-dessus) permettra d’organiser le retour de l’information, accumulée depuis de nombreuses années, vers les fournisseurs d’information.